Texte sur la série TO HEAVEN

LE ROI DES PHOTOGRAPHES
DE LA BUTTE SACRÉE

Le début du XXe siècle voit se développer la profession de « photographe ambulant », ou « itinérant », dans les villes, les stations balnéaires et thermales, les sites touristiques. À une époque où les foyers ne sont pas encore équipés d’appareils permettant d’immortaliser un moment de la vie familiale, un événement (communion, mariage…), un voyage, une cure, ces photographes choisissent soit de suivre les individus dans leurs déplacements (dans la rue, sur la plage, en montagne, etc.), soit de proposer un portrait devant un décor peint, sur leur lieu de travail ou d’habitation, soit de se poster à des endroits stratégiques (lieux touristiques, lieux de villégiature, moyens de locomotion, etc.). Si ces images produites parfois « à la va-vite » afin de satisfaire le client le plus rapidement possible peuvent laisser apparaître des maladresses de cadrage et des imperfections techniques, cela n’empêche aucunement le client de les acquérir, car elles témoignent de sa présence et du moment vécu. Ces photographies souvenirs permettent de personnaliser la correspondance, d’offrir une image originale de soi, une image inattendue réalisée par un professionnel. En cela elles se révèlent essentielles pour l’histoire des pratiques photographiques et la constitution de ce que l’on nommera la photographie vernaculaire, qui permet la diffusion des images de soi dans la société contemporaine.

Dans cette perspective, François Gabriel est un digne représentant de son époque par sa pratique.

Né en 1883 tout en haut de la butte Montmartre, il est le troisième enfant d’une famille de quatre. Après une carrière de courtier d’assurances, il décide en 1914 de s’installer comme photographe au 36, rue Muller, au pied de la Butte, dans un ancien café-restaurant converti en appartement.
Il y réside avec sa mère, devenue veuve.

Mais la guerre éclate, et il doit remettre ses projets à plus tard : il part le 3 août sur le front belge, comme infirmier. À la faveur d’une permission, il épouse Blanche Brunet le 31 décembre 1914. Un fils, Charles, naît le 25 août 1917. C’est le futur père d’Hélène Guillon-Gabriel, actuelle dépositaire de ce qui reste du fonds de François Gabriel. Car des impressionnantes piles de clichés qui encombraient l’atelier, ne subsistent pour sa petite-fille que des images essentiellement liées à l’histoire personnelle de sa famille : celles sur lesquelles figurent un ou plusieurs membres de l’entourage du photographe.
Ce sont des collectionneurs privés qui ont contribué à reconstituer le reste du puzzle.

Si tout était prêt avant la guerre, ce n’est qu’après sa démobilisation que François Gabriel commence à exercer son activité.
Comme le rappelle Hélène, il réalise d’abord des portraits dans son atelier, mais aussi des photos de boutiques du quartier – et, déjà, des escaliers. Il possède par ailleurs des toiles peintes, dont une représentant le Sacré-Cœur, devant laquelle il fait poser, sur sa terrasse, les passants souhaitant s’offrir un souvenir individuel de leur visite à Montmartre. Sur la dernière photographie prise par François Gabriel de sa petite-fille de huit ans, le fond peint représente un appartement avec une fenêtre et des moulures. « Ce devait être la mode », commente-t-elle.

Ce qui singularise François Gabriel, c’est le protocole qu’il met en place dans les escaliers de la rue Muller. Durant une trentaine d’années, il est à seulement quelques mètres de son atelier et de son lieu d’habitation. Car ce photographe ambulant est finalement peu mobile… Il choisit donc un territoire fixe, un lieu qu’il va s’approprier avec le temps. C’est sans doute là toute l’originalité de son travail : son obsession pour cet espace situé juste en bas de chez lui.
Son dispositif photographique ne variera pas ; l’emplacement de sa chambre photographique reste strictement le même tout au long de sa vie professionnelle. Il se positionne au bas des escaliers afin de pouvoir réaliser des photographies de groupe de ces touristes venus visiter la Butte et qui en redescendent. C’est donc la clientèle qui vient à lui, il n’a pas besoin de se déplacer pour la démarcher.
Mais il ne faut pas croire qu’il se contente de prendre les gens tels qu’ils arrivent. Il les met en scène, si l’on peut dire. Il les installe sur les marches en les répartissant d’un côté et de l’autre de la rambarde. C’est le cœur de son travail. Non pas en étant dirigiste, en leur demandant mécaniquement de monter ou de descendre les marches, mais en les plaçant de façon à rendre l’image la plus expressive possible. Pour qu’on les voie tous, pour que l’un ne cache pas l’autre, pour qu’ils se répondent, en fait.

C’est évidemment une démarche inspirée par les enjeux économiques de sa pratique : pour rentabiliser chaque prise de vue, les photographes de l’époque font en sorte de placer le maximum d’individus sur l’image, afin d’optimiser les chances de vente. De fait, certains clients n’hésitent pas à acquérir ces clichés alors qu’ils y figurent en petit, tout au fond : ce qui compte, c’est d’être là et identifiable ! Les notions d’individualisme et de portrait personnalisé sont encore bien loin des préoccupations. Un portrait de groupe satisfait largement à l’idée que l’on se fait alors de l’image souvenir. Ce qui importe est la trace de son passage.

Fait remarquable : les photos floues – ou plutôt sur lesquelles un figurant est flou – sont rares. Autrement dit, on écoute le chef d’orchestre. Il réussit à capter les gens sans qu’ils bougent tout en restant naturel – une performance pour l’époque, en extérieur. Et la photographie est nette.

Comme nombre de ses confrères, François Gabriel utilise le support carte photo pour diffuser ces images souvenirs. Quelques clients attendent le développement de la photographie, mais la plupart la prépayent et se la font expédier en un ou plusieurs exemplaires. À l’époque, l’acheminement du courrier est rapide. Une photo postée le matin arrive l’après-midi à Paris ou en banlieue, le lendemain en province. C’est à la femme de François Gabriel qu’incombe cette tâche minutieuse. Mais ce n’est pas la seule. Car Blanche doit tout d’abord faire patienter les gens, les jours de moindre fréquentation faire savoir qu’un photographe est là prêt à immortaliser l’instant, puis, quand le cliché est en boîte, prendre les commandes, encaisser l’argent et noter les adresses pour l’envoi. Elle le seconde d’ailleurs si étroitement que, sur un cliché où il figure, on le voit mimer le geste de déclenchement de l’appareil. Geste à l’évidence destiné à son épouse qui, en l’occurrence, prend la photo à sa place. Elle est là en permanence. On la voit au premier plan, sur la première volée de marches, sur le premier palier, à l’entrée de la boutique, et ce été comme hiver (bien emmitouflée et les mains dans les poches, pour combattre le froid). Elle ne vient pas pour se faire photographier. Son mari l’inclut volontiers dans son champ, et l’on suppose qu’il l’utilise parfois pour attirer le chaland… Quand les touristes descendent l’escalier, ils aperçoivent ce photographe et son modèle dont ils ne soupçonnent pas forcément le lien, et cela peut leur donner l’idée de se faire photographier à leur tour. Blanche est même souvent au centre de l’image. Il est possible que le photographe ait fait sa mise au point sur elle – au moins quand les figurants ne sont pas trop dispersés. Il est de toute façon certain qu’il a besoin d’elle : on ne peut travailler seul, à l’époque. Rien n’est automatisé, et Blanche doit se charger de nombreuses tâches, changer les plaques, etc. – d’autant plus que François produit des dizaines de photos d’affilée.

Il cible principalement les touristes – même s’il l’on aperçoit parfois des communiantes. Il y a d’ailleurs des photos sur lesquelles sont écrites des formules du genre « Souvenir du Sacré-Cœur », ou « On a fait une prière pour vous ». Mais il ne s’intéresse pas qu’à ces visiteurs d’un jour : les résidents figurent en bonne place. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque Montmartre est un village où tout le monde se connaît, où les enfants jouent dehors – on les voit sur les clichés avec leurs vélos, leurs cerceaux, une belle brochette de poulbots –, que l’endroit est avant tout un lieu de vie des « locaux ». Ils sont généralement au bas de l’image, quand les touristes qui descendent les escaliers sont au-dessus, sur les marches. Eux ne sont pas venus pour la photo, ils vivent là.
La concurrence est rude, dans ces années 1930. C’est la Seconde Guerre mondiale qui porte un coup quasi fatal aux photographes itinérants, dont François Gabriel. Il n’existe aucune image montmartroise de lui durant cette période. Et très peu de clichés réalisés en atelier : la clientèle manque, elle est occupée par le conflit, ne consacre pas d’argent aux dépenses accessoires, fussent-elles minimes… Et puis, si les nouvelles techniques facilitent le travail – sa petite-fille a retrouvé dans les archives une note où il précise : « Notre matériel moderne nous permet de photographier même la nuit. » –, s’ouvre l’ère de la photo amateur avec la diffusion à grande échelle des appareils accessibles à (presque) tout le monde.
Quand il cesse son activité en 1959, à l’âge de 76 ans, la série des escaliers Muller est depuis longtemps close, et il ne fait plus guère de photos en atelier. L’époque où l’on va chez un photographe se faire tirer le portrait seul ou en famille est révolue. Il n’y a plus que le studio Harcourt que l’on sollicite pour de tels clichés. Les photographes de quartier ne sont plus en vogue. S’il avait été plus jeune, sans doute aurait-il transformé l’atelier en studio et modifié en conséquence son activité. Mais il n’a plus l’âge de se lancer dans une nouvelle carrière, avec d’autres outils, d’autres procédés. Il finit sa vie très modestement.

Il reste que François Gabriel est représentatif de sa génération, qu’il est une figure emblématique de la photographie ambulante de l’époque. La rigueur de son travail laisse un témoignage unique sur l’importance de la photographie de rue et de la carte souvenir du début au milieu du XXe siècle. Il aborde mieux que quiconque la question de la sérialité en photographie et de l’image document. Qui était-il finalement ? Un artiste ou un artisan ? Cette question a-t-elle finalement un sens ?

C’était assurément une personnalité originale. En témoigne l’affiche – non dénuée d’autodérision – réalisée dès 1914 par l’artiste Marcel Matho, où sa caricature se voit ainsi présentée : « “Gabriel” roi des photographes de la Butte sacrée ». Affiche qu’il n’a pas hésité à placarder sur le mur d’angle de son atelier – pour sourire au badaud ? Il était un acteur de la vie montmartroise, un pilier du quartier. Et sa pratique obsessionnelle l’impose surtout comme un personnage profondément singulier dans l’histoire de la photographie.


Avril 2018,
Helène Guillon-Gabriel, Emmanuelle Fructus
propos recueillis par Jean-Marie Donat