Photographies de Rorschach ?
Quand l’amateur se tue à la tâche.
François Cheval
Les expériences visuelles de l’espace et notre conscience de celui-ci sont si intimement associées qu’on ne sait ce qui détermine l’un ou ce qui dépend de l’autre ! Des paysages redoublés par le reflet de l’eau, tests de Rorschach fortuits, avouent et provoquent le mystère de la photographie. Si ce que l’on voit est réel, un ensemble d’indices prélevés par un opérateur, il n’en résulte en aucune manière une explication supplémentaire du monde. L’ouvrage possède sa propre logique, énigmatique, parfois inquiétante, mais toujours jubilatoire.
Et, pauvres de nous, qui croyons gouverner les choses et les êtres par le truchement d’un appareil photographique, nous parvenons rarement à les subordonner. Il nous faut sans cesse revenir aux mots pour domestiquer les images. Car nous ne pouvons nous empêcher de nommer. C’est une dure expérience que d’avoir à trouver des mots, à commenter ce que l’on ne connaît pas. Nous devons projeter des impressions ou des sensations dans un espace clos dans lequel nous ne pouvons nous imaginer. Et ici, sous une forme exacerbée, nous nous entendons à balbutier quelques sentences – pire, à proférer de tristes truismes, afin de débrouiller cet échantillon sans signification première. Nous sommes dépourvus de pensée et nos commentaires ne trouvent aucune justification, sevrée de l’expérience globale d’un espace étranger.
L’univers perceptif de ces photographies se présente si peu abordable que nous souhaiterions qu’il se remplisse d’objets et d’apparitions imprévisibles. Cela serait rassurant. Nous pourrions, au débotté, nous saisir de l’arsenal psychologique et cerner
l’inconscient photographique. Mais nous avons beau faire, la texture de l’image ne se laisse pas manipuler. L’envers et l’endroit, en fusionnant dans un espace commun, n’offrent aucun recoin, aucune cachette secrète à nos petites perversités et à nos grandes confusions.
Le collage paysager, tant désiré par l’opérateur anonyme, n’est rien d’autre qu’une offense à la vision romantique du paysage. L’appareil sensoriel, hyper-trophié depuis le xviiie siècle par le sentiment de nature, est mis à mal par le procédé. Le paysage insolite suscite une expérience inusitée. La culture visuelle emmagasinée par chacun d’entre nous trouvant ses limites, rares sont ceux qui y voient la fortune d’un territoire nouveau et y puisent une stimulation à leur imaginaire. Car, il faut bien l’avouer, le système nerveux subit de plein fouet l’agression de ce redoublement insensé et de cette inversion absurde. À y regarder de plus près, les informations surabondent sans apporter de clés nouvelles. C’est irritant. L’identification reste, en dernière analyse, le souhait ultime de l’observateur. Nous n’aimons rien tant que « comprendre », « déchiffrer », « expliquer ». Ces caricatures de test brisent l’idée synthétique du grand tout. La répartition inversée, en offrant une vision grotesque du panorama, détruit la culture de l’ensemble harmonieux.
Quoi qu’il en soit, l’image de ce territoire aux contours affirmés semble détenir en son sein des signes visuels visibles et invisibles. Il possède, à l’instar de toutes les représentations, des structures cachées. Si l’on admet que la reconnaissance est la conséquence directe d’une action intériorisée, la ruse photographique ne peut être perçue que sous la forme d’une aberration. Notre corps dressé aux usages répétés, habitué à certaines perceptions de l’espace, ne peut se mouvoir dans cette anomalie gémellaire. La fixation d’un phénomène aléatoire, la parfaite conjonction de l’effet de miroir, brouille les structures traditionnelles de compréhension de l’environnement. En reniant l’effet de plusieurs siècles de perspective fictive, en jetant par-dessus bord l’habitus paysager, ces petites images sans orgueil déconcertent et nous font perdre pied. L’hypothèse réaliste et sa descendance naturaliste s’effondrent avec son souci répété de fournir ordre et stabilité à l’organisation de la nature. Ce que la peinture a imposé à la photographie se retire, la queue entre les jambes, au profit d’un événement aussi potentiel que fugace, aussi inutile que réel. Mais si ce n’est pas la connaissance qui est appelée à surgir de cette tâche, de quoi s’agit-il donc ? Que peut-il advenir de cette observation ? La machine rationaliste hors d’usage, cette conception d’un espace visuel perçu à partir d’un point unique, la mystique de la reproduction illusionniste rejetée, quelle est donc la nature de l’énigme ?
La fabrication d’images de ce type relève du jeu. Seuls les amateurs ont le goût de l’inutile en photographie. Ce qui ne signifie nullement que cette « inutilité » soit anecdotique ou stérile ! À vouloir se concentrer sur le fragment, à rechercher le détail discriminant, l’objet perceptif perd son originalité. L’observation de la parfaite similarité est la seule option offerte au scrutateur scrupuleux. Les images de petite taille se prêtent d’ailleurs mal à un examen approfondi. L’assemblage des deux parties dissocie une zone périphérique d’un centre, la tache sombre. Cette dernière concentre la stimulation rétinienne sur ses contours et ses proportions. L’image, en fin de compte, n’a d’intérêt pour le preneur de vue qu’à la condition que la découpe soit contrastée. La déformation visuelle, le but de l’opération photographique, n’a d’autre but que de se jouer de la nature. Telle est la vraie forme du Pencil of Nature ! Il n’est plus question de piéger l’âme dans un rocher, de retrouver les ombres errantes dans les forêts, Novalis effrayé refuse l’affront, la nature est une construction abstraite ! La mise à distance du sujet par ce « collage » est la conséquence directe de la précision et l’effet de l’aplatissement des tonalités. Ce monde n’est constitué que d’une seule substance, sans profondeur et fruit de la réflexion, il n’offre au regard que la possibilité du hasard et du plaisir.
Nous ne pénétrerons donc pas dans cet ailleurs. Il est impénétrable. Et si nous voulons lui donner quelques éclaircissements – exercice vain, répétons-le –, laissons les poètes s’en charger. Eux seuls peuvent nous prêter la conscience du non-sensoriel. L’inédit se refuse à recourir au vocabulaire psychologique. Là, nous ne pouvons mettre au jour la subjectivité de l’être ou son fonctionnement élémentaire. L’image incohérente est un spectacle intériorisé d’une illusion d’optique qui s’exprime sans codes et qui refuse par là même son interprétation. Si l’image est indéchiffrable, le discours se refuse à l’analyse.
Nous avons beau nous y atteler, nous n’arrivons pas à extraire de ces péripéties photographiques une pensée inconsciente qui cheminerait en nous. Nous ne levons pas une pensée sauvage et pré-logique qui susciterait de nouvelles intuitions.
Seul un psychiatre d’origine suisse allemande pouvait imaginer qu’une tache d’encre renferme en son sein tant de significations secrètes. Conflit œdipien, fantasmatique et perversions, le père, la mère et l’enfant convoqués jaillissent de ces représentations arachnéennes. Leurs noms, expulsés d’une boîte de Pandore, fusent sonores et retentissants.
En revanche, ces images nous frappent d’aphasie. Nous nous libérons de la dictature du mot « juste ». Notre rire franc éloigne le clinicien et sa vérité enfouie. Le bonheur de ces images réside dans la perturbation de l’ordre descriptif. Enfin, se taire ! Pourquoi ne pas admettre qu’il n’y ait pas grand- chose à dire et que l’intelligence reste pantoise. Notre conscience attentive doit accepter qu’un imaginaire surprenant ait une configuration sans gravité.
Le hasard est le grand organisateur d’une récréation photographique qui repose sur la symétrie, l’ordre géométrique traditionnel et sa relation avec des formes aléatoires. L’apparente harmonie du redoublement est sans cesse chamboulée par les aspérités. Et notre attention est régulièrement soutenue par ces flèches d’excitation. L’image est vivace. Elle s’anime au rythme d’un oscillographe. Si nous la contemplons à l’horizontale, elle mesure les battements du cœur, elle enregistre les fluctuations du marché ou des intensités sonores… Cet amusement subtil n’a d’autre ambition que d’aviver nos sens.
À supposer que ces images soient lues à la verticale, devenant ainsi, malgré elles, des tests de Rorschach, les photographes facétieux n’ont pas l’ambition d’évaluer l’inventivité du spectateur. Ils n’expriment aucune prétention à sonder son intelligence. Ces distractions photographiques sont faites avant tout pour son concepteur. Elles sont des images orphelines que nous recueillons aujourd’hui et à qui nous voulons donner un sens à n’importe quel prix. Car ce qui est en jeu n’est pas le psychisme du spectateur moderne, mais bien celui du preneur de vue.
Ce dernier est seul à se projeter dans ce nouveau monde fabriqué avec soin. Où les professionnels du test voient de l’ambiguïté dans le rassemblement de dix planches, le photographe fasciné par son objet les multiplie à l’envi. Ce que le psychologue a construit par pliure est pour le photographe un don de l’instantané, une possibilité du médium ; il ne s’interdit rien. Quand le psychologue voit sourdre l’interdit de l’inceste, l’opérateur, ravi et satisfait, maîtrise le temps de pose nécessaire à la réussite du cliché. Il n’a guère besoin de coter ses réponses, ne s’interrogeant pas sur son identité, il patiente dans l’espoir du moment juste. L’homme à la caméra n’attend rien d’autre de son art que le résultat parfait de son excursion paysagère. Il se met en quête de la pliure idéale et, pour cela, ne jure que par un beau miroir d’eau calme et escompte une lumière égale.
L’inquiétude du bilan psychologique du test de Rorschach s’oppose à la satisfaction rassurante d’une photographie bien exécutée. Doit-on alors s’interroger sur la santé mentale d’un photographe amateur qui, plutôt que de portraiturer sa famille, occupe son temps à de telles oisivetés ? Bien au contraire. En réalisant ce besoin présumé « futile », le photographe dépasse le cadre de la normalité perceptive. Il sur-voit !
Il n’a nul besoin d’exprimer par des mots cette vision inhabituelle. Il n’a donc aucune raison de recourir à un tiers thérapeute. En déclenchant, il se met au-dessus des autres hommes. Il devient l’organisateur d’un nouvel ordre, fondateur même d’un autre cosmos. S’il souffre, c’est des règles en usage dans la photographie. Les conventions paysagères l’ennuient. Il veut faire fi de l’arsenal des peintres et de leurs normes. Ici, l’endroit vaut l’envers et tout est tourneboulé. Le monde prend la figure d’un tarot quand le photographe se voit humblement Lewis Carroll. Il renvoie Paolo Uccello à ses points de fuite, le Photo-Club de Paris à ses prétentions artistiques et les commentateurs modernes à leur stupéfaction.
Fuir l’équilibre par la symétrie, ce remarquable para-doxe, cette rupture épistémologique, est un événement photographique, certes, mais, tout compte fait, qui ne le concerne pas seulement.
Ces joyeux narcisses élaborent une représentation entière, définie et unitaire qui n’a d’autre signification que la domestication du geste technique et la domination de la nature. La maîtrise du sujet et la relation à la caméra sont une autorité sur l’envi-
ronnement et une représentation positive de soi. Les amateurs démiurges ne se défendent pas face à l’extérieur car ils le constituent. Dans ce qui n’est, in fine, qu’une récréation, cette attitude rare valide une des qualités de l’acte technique moderne, la puissance de l’intention et l’invention de l’acte gratuit.
François Cheval est né en 1954, formé à l’histoire et à l’ethnologie, il est conservateur de musée depuis 1982, successivement dans le Jura et à la Réunion. Depuis 1996, il dirige le musée Nicéphore-Niépce à Chalon-sur-Saône, où il entreprend de débarrasser la photographie de ses présupposés et de présenter l’originalité du « photographique » à travers une muséographie et un discours renouvelés. Il a notamment pris l’initiative de rétrospectives remarquées, comme celles de Denis Roche, de John Batho, de Gérard Collin-Thiébaut, de Peter Knapp, de Mac Adams, de Raoul Coutard, et défend une jeune photographie exigeante (Elina Brotherus, J.H. Engström, Claire Chevrier, Antoine d’Agata, Charles Fréger, Raphaël Dallaporta).