Texte sur la série PREDATOR

PREDATOR
Tiers inclus

« C’est une ombre au tableau qui lui donne du lustre. »

(Nicolas Boileau, Satire IX)

Jacinto Lageira

L’art de l’assemblage, du montage, de la juxtaposition crée assurément des liens entre des images disparates, et le regard oblique qu’on leur porte est le véritable constituant d’un ensemble qui finit par leur donner la signification sans laquelle ces images seraient restées dispersées, éclatées, ignorées, incomprises. Le regard a su patiemment repérer des similitudes, des ressemblances, des affinités, mais, dans certains cas, l’art de la collecte par contiguïté et concordance redouble le mystère de la signification du tout. Autant deux ou trois images peuvent amuser en raison d’un supposé hasard ou d’une simple coïncidence dans la thématique ou la manière de procéder, autant un ensemble d’images de provenances très diverses dans l’espace et le temps qui montrent, pour ainsi dire, trop de similitudes est des plus intrigants, relève presque d’un esprit magique, du surnaturel, d’un dessein caché.
Les séries ont en commun – précisément parce que ce sont des séries qui répètent, redisent, montrent et représentent des mises en scènes courantes – de signifier tout autre chose à partir d’un certain seuil quantitatif. Plus les images du même sujet reviennent et s’accumulent, plus les qualités émotionnelles, affectives et intellectuelles se modifient fortement, mais toujours du côté de l’inquiétant, du dérangeant, du malaise, du trouble, tendant vers le malsain, voire le pathologique. On ne dirait pas cela des collections de timbres, de boîtes de sardines, de voitures ou de maquettes d’avions. L’inconfort tient ici aux constituants du matériau photographique, à savoir (encore et toujours et quelle que soit la théorie qui l’accompagne) qu’il est trace d’événements ayant réellement existé. Le mal-être du regardeur est d’autant plus accentué que nous avons affaire dans ces photographies à des mises en scène, des poses et des attitudes inventées, donc à des fictions pour une grande partie, mais que la juxtaposition de ces dizaines d’images renvoie à un trop de réalité qu’il nous est dès lors difficile de regarder superficiellement.
La série Predator est à cet égard frappante car, à première vue, rien que de très banal dans l’ombre sur le sol d’un homme portant un chapeau, étant donné les époques des prises de vue. Comme une ombre semblable revient en plusieurs photographies, cette apparition des plus familières évolue en un familier étrange, bizarre, inquiétant, ce que la langue 
allemande nomme précisément l’« inquiétante étrangeté » (Unheimlich), un non-familier qui présente cependant une face familière, un chez-soi et un ailleurs, un tout autre pourtant connu. Du découpage opéré peut donc naître un début d’histoire au gré des humeurs, des connaissances et des projections des récepteurs alors en charge d’un montage optico-narratif. Par exemple, pour cette série Predator, viennent aussitôt à l’esprit des images de films noirs, ce personnage dont on ne perçoit que l’ombre portée formant un curieux hybride de M. le Maudit et du prêcheur de La Nuit du chasseur.
Le médium utilisé conditionne inévitablement certaines des relations que nous entretenons avec la réalité, puisque, techniquement parlant, la part d’imaginaire est ici des plus réduites. Il en va tout autrement dans la mythologie picturale qui regorge d’exemples dans lesquels l’ombre occupe diverses fonctions, mais oscillant presque toujours entre l’indice impalpable d’une absence et la preuve de l’existence concrète, tout corps devant projeter une ombre. Qu’il s’agisse de l’ombre portée considérée comme l’une des origines de la peinture (avec le mythe de Narcisse), ou de légendes (spectres, fantômes), de récits religieux (l’ombre de Pierre qui guérit les malades), de théories philosophiques (la caverne de Platon), de contes fantastiques (L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre – Adelbert von Chamisso), l’ombre demeure comme telle une réalité visible, qu’elle soit l’ombre d’une chose réelle ou irréelle. L’ombre peut se voir, elle est même colorée, comme l’ont constaté de nombreux peintres. Contrairement à ces récits plus ou moins mythiques, la photographie atteste, par sa nature physico-mécanique, de la réalité concrète de l’ombre comme résultant d’un corps nécessairement présent et réellement éclairé. À moins d’un trucage, la fixation du flux de photons sur la pellicule ne peut que confirmer la nature de ce médium qui est l’« art de fixer les ombres », selon la formule de Fox-Talbot.
Une fois acceptée la maladresse du photographe (mais est-ce d’ailleurs toujours un homme, en dépit de ce que signale le chapeau?), la série ne peut éviter que se glisse l’« ombre d’un doute », et même le renforce : la même personne peut avoir réalisé ces photographies durant quarante ans ; le titre oriente fatalement la lecture des images. De fait, ce « prédateur » peut être prédateur sexuel, maître chanteur, violeur, pédophile, voleur, meurtrier, et même ce bon père de famille qui, un beau jour, assassine méthodiquement toute sa famille. Loin de rassurer, la compulsion de répétition de l’ombre portée est à la fois preuve de sa présence sur les lieux et anonymat complet. Plus l’indice prend de l’ampleur par les retours continuels de l’ombre, plus est fuyant l’être même du porteur d’ombre dans l’image. Nous avons ici, littéralement, la projection de l’« ombre psychique » du spectateur sur les ombres qu’il voit se succéder. Ressurgit ainsi le malaise que l’on attribuait aux seules images, puisque les éventuelles significations de l’ombre portée sont essentiellement le résultat de la projection, métaphorique et concrète, de notre ressenti. C’est là une théorie bien connue de l’interprétation des ombres portées dans les arts plastiques, à la fois réellement figurées mais représentant bien autre chose liée au dédoublement de la personnalité, à la « part d’ombre » du créateur, mais aussi du récepteur. Outre le célèbre exemple, parmi tant d’autres, du récit de R.L. Stevenson, L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, on ne peut s’empêcher de penser que le style tenebroso du Caravage pourrait également contenir une part d’ombre de ce peintre merveilleux recherché dans toute l’Italie pour meurtre. Les psychobiographies sauvages d’artistes ne conduisent pas bien loin et, surtout, ne permettent aucunement de saisir 
l’enjeu esthétique et plastique des œuvres. Il faut bien comprendre ces éléments d’ombres métaphoriques et concrètes comme des indices, des traces, des résidus, des empreintes laissées ici et là par le geste de l’artiste, en l’occurrence par l’acte photographique.
Une prise de vue fautive, passe encore. Les mêmes manquements répétés sont plus étranges, ce même lorsque l’on imagine qu’il s’agit chaque fois d’un photographe différent, car rien ne nous indique que l’ombre portée ne fut pas captée sciemment. On a parfois l’impression du contraire. Lors de la prise de vue, il était impossible de ne pas voir l’ombre portée à côté même du sujet photographié, ou à ses pieds, et même sur une grande partie de son corps, jouant parfois en miroir lorsque nous voyons un homme, de face, portant aussi un chapeau, ou encore l’ombre de dos portée sur un autre homme à chapeau également de dos. Sans doute, l’effet sériel dessine un début de cohérence là où la méconnaissance technique n’a produit que des accidents, des bévues, des ratages. Happés par cet effet de réalité dû au manque de savoir-faire, nous sommes quelque peu engagés dans ce processus de (pseudo)-élaboration mis au jour par la psychanalyse et condensé dans la formule entêtante : « Je sais bien, mais quand même…» On a beau se convaincre de ce que les images semblent posséder un sens parce qu’elles ont déjà été choisies et arrangées – n’ayant donc pas de signification propre, interne, par elles-mêmes –, rien n’y fait. Cette banale factualité doit cacher, ou pourrait cacher, un sens encore à déchiffrer. Sa signification nous échappe, car nous 
n’avons pas tous les éléments (qui, où, comment, quelles dates ?). Il est clair pourtant (« je sais bien… ») qu’un nombre plus grand encore de ce genre d’images ne ferait que confirmer le soupçon (« … mais quand même ») autant qu’il amplifierait leur étrangeté.
Dans les différentes traditions picturales, et même dans les théâtres d’ombres, il est rarissime de voir l’ombre du créateur apparaître dans ses œuvres. Celui ou celle qui organise, met en scène ou en image, n’est jamais présent par son ombre, de sorte que le point qu’il occupe et à travers lequel nous sont montrées certaines ombres n’est pas représenté, comme si ce regard n’avait pas de corps, pas d’épaisseur ni de masse. Une vision sans ombre qui représente pourtant des ombres, une entité qui peut cerner des ombres mais ne semble pas elle-même avoir de contours. Ou bien, comme cela était recommandé dans les traités, on a pris bien soin de ne pas exposer son propre corps à la lumière, afin d’éviter toute ombre portée dans l’œuvre. Et, quand bien même cela était impossible par la perspective et l’incidence de la lumière, on ne représentait pas l’ombre de celui qui reporte les ombres dans la représentation. Les peintures dans lesquelles cela devient parfaitement visible furent majoritairement réalisées après l’invention de la photographie.
La série Predator est tributaire de codes visuels, de représentations construites socialement, mais aussi le résultat direct de l’entier dispositif de prise de vue. À bien y regarder, quelque chose ne va pas, résiste, surtout dans les photographies où l’ombre occupe une portion d’espace importante. Grâce à l’ombre, nous voyons parfois la posture du corps en train d’opérer la prise de vue, mais jamais les coudes et les bras relevés – et donc l’appareil qui a pris cette image. La machine qui a permis la captation de l’ombre portée est cachée, enveloppée, contenue précisément par cette ombre que sa présence invisible révèle. C’est parce qu’il était concrètement tapi dans l’ombre que l’on voit que l’appareil a pu la saisir aussi nettement. Nous 
appréhendons bien le regard du photographe présent, par son ombre, dans l’image, nous sommes comme à sa place et redoublons son regard, mais le trouble provient aussi de ce regard tiers inclus dans l’ombre même, à savoir celui de la caméra. Le résultat du processus, du dispositif, de la prise de vue semble inévitable. Mais qui regarde ou quelle instance regarde ce que l’on voit au final, si ce n’est l’appareil englobé par l’ombre même qu’il a littéralement « produite » ? Nous 
est ainsi donné à voir une sorte de point de vue de nulle part, comme si l’ombre s’engendrait naturellement sans le secours de quelque instrument ou de quelque technique. Ce regard tiers se trouve pourtant là, quelque part, dans l’ombre de son ombre.

Jacinto Lageira est professeur en esthétique et en philosophie de l’art à Paris I Panthéon-Sorbonne, et critique d’art.

Parmi ses publications : L’Image du monde dans le corps du texte (I, II), La Lettre volée, 2003 ; L’Esthétique traversée – Psychanalyse, sémiotique et phénoménologie à l’œuvre, La Lettre volée, 2007 ; La Déréalisation du monde. Fiction et réalité en conflit, J. Chambon, 2010 ; Cristallisations (monographie Jean-Marc Bustamante), Actes Sud, 2012 ; Regard oblique. Essais sur la perception, La Lettre volée, 2013.