Texte sur la série BLACKFACE

Photographies
Noir sur Blanc

Robert C. Morgan

La rédaction de critiques d’art et de photographie dans le New York de la fin des années 1980 et des années 1990 a été affectée de façon significative par la vague du « politiquement correct » apparue dans la critique contemporaine. Dans l’ensemble, le résultat s’est avéré pour le moins mitigé. Néanmoins, certains points méritent que l’on s’y attarde plus avant. Ainsi, il a été suggéré que la production et la diffusion de l’art était une pratique largement élitiste réservée à la classe moyenne blanche. En d’autres termes, l’Art était important, mais une structure sociétale diversifiée et cultivée l’était tout autant. Peu après que cette révélation est devenue de notoriété publique, les publications culturelles américaines, réalisant qu’elles n’étaient pas épargnées par ce problème, ont commencé à traiter la question de l’élitisme en leurs propres termes.

À cette époque, en ce qui concerne la question raciale, il existait de véritables défis à relever et des barrières tout à fait concrètes qui empêchaient l’intégration culturelle dans le monde de l’art. Il va sans dire que de nombreux artistes afro-américains de talent étaient passés sous silence. Certains magazines ont tenté de pallier cette difficulté en se focalisant sur l’œuvre d’artistes singuliers sans évoquer les racines sociales de la question. Indirectement, cette approche, ou plutôt cette absence d’approche, leur a permis de restructurer leurs articles et leurs critiques à travers un filtre éditorial révisionniste. Soudain, les critiques ne pouvaient plus dire tout ce qu’ils voulaient et devaient se conformer au « style de la maison ». La moindre critique concernant une photographie, une vidéo ou une installation réalisée par tout autre artiste qu’un homme blanc issu de la classe moyenne exposait son auteur à des rumeurs fallacieuses et souvent désobligeantes, entachées de racisme, de sexisme ou d’homophobie.

À une écriture honnête et sans compromis s’est substituée une méthode standardisée d’écriture critique qui incluait des descriptions détaillées des œuvres, assaisonnées d’une pincée d’humour cynique. Les critiques étaient vivement encouragés à écrire de la sorte, quand ils n’y étaient pas tout simplement forcés. Il en subsiste encore quelques traces aujourd’hui. L’ombre du « politiquement correct », tel que le perçoivent les Américains, ne cesse de se transformer, de s’adapter afin de rester connecté aux courants actuels. L’une des alternatives majeures à cette situation est la récente prolifération de blogs d’art professionnels, parmi lesquels certains essaient actuellement de conserver l’intégrité d’une écriture critique ouverte d’esprit grâce à une rédaction inspirée et à une conception soignée. Cela fait partie intégrante de la formation d’une approche multiculturelle qui est à l’origine d’une perspective essentielle en lien avec l’art et avec la société à laquelle il appartient. Le succès du marché de l’art, mais aussi la qualité de la vie dépendent entièrement du soutien apporté à cette diversité.

Gardant cela à l’esprit, je voudrais présenter une série exceptionnelle de photographies en noir et blanc qui, pour la plupart, donnent à voir des personnes blanches au visage peint en noir, prises approximativement entre 1880 et les années 1960. Bien que les minstrel shows, des divertissements consistant à voir des Blancs « travestis » en Noirs, soient apparus dès 1843, les photographies ont été mises de côté, peut-être à dessein, au moins pour la raison que nous évoquons ici. Même si toutes les images ne se rapportent pas directement aux minstrel shows, ce type de représentation comportait souvent des implications raciales (et sexuelles) pour le moins complexes. Généralement, des musiciens blancs se maquillaient le visage de suie avec un bouchon brûlé ou du cirage, afin de créer un personnage de Nègre. C’était tout particulièrement populaire dans le Sud des États-Unis, bien que l’on situe l’origine des minstrel shows à La Nouvelle-Orléans ou à Pittsburg. Au cours des années 1960, les photographies de Blancs grimés en Noirs ont commencé à disparaître, leur déclin correspondant plus ou moins avec la promulgation et l’application de la loi sur les droits civiques.

Il est curieux, voire ironique, que ces photographies n’aient pas été choisies par un Américain, mais par un éditeur français indépendant, si ce n’est modeste, sans aucun autre motif apparent que l’étonnement et la curiosité suscités par le sujet. À mesure qu’il découvrait ces photos, M. Jean-Marie Donat n’a cessé de se demander pour quelles raisons elles avaient été prises, et ce qu’elles pouvaient bien représenter. Pratiquement toutes ces photographies ont été prises aux États-Unis, mais semblent avoir été un secret bien gardé. Certes, on a beaucoup écrit, théorisé et vivement critiqué les minstrel, qui sont chargés des projections raciales les plus haineuses. Dans ce sens, ces photographies ne représentent rien de moins que l’exégèse psycho-sociologique d’un aspect de l’histoire de la société américaine que beaucoup préféreraient ignorer.

Cependant, dans certains cas, les photographies semblent ne présenter que peu, si ce n’est aucun caractère raciste. Et si cela était, il faut tenir compte de l’étrange simulation qui émane de la pose des participants. Pourrait-il s’agir d’autre chose que d’un déguisement de substitution ? Se pourrait-il qu’une autre motivation inconsciente dépasse les conventions photographiques du portrait de l’époque ? Le photographe a généralement appliqué ces conventions afin que le portrait – avec ou sans blackface, soit visage peint en noir – produise l’effet désiré. L’ambiguïté entre les conventions et la sublimation qui émane de ces photographies est très forte. Plutôt que d’assumer que le spectre du racisme affleure à leur surface, est-il possible que les portraits captent la noirceur (le narcissisme) de l’autre ? Se pourrait-il que l’on y retrouve la candeur d’une sorte de jeu totalement dénué des notions de haine et de vengeance théorisées par Freud ?

L’accent qui est porté sur le contexte social et racial de la pratique du blackface, non seulement au sein des minstrel, mais également dans le cadre plus intime des réunions familiales ou entre amis que l’on retrouve dans la collection Donat, apporte une dimension plus vaste au concept du blackface en Amérique et approfondit son mystère. En regardant ces images, il faudrait dissocier les photographies de portraits intimes de celles des minstrel shows, de même qu’une autre distinction devrait être faite entre l’atmosphère créée par la pose et l’instantanéité de la documentation prise sur le vif. Quoi qu’il en soit, on pourrait y voir une connotation raciste. Mais l’autre possibilité qui s’offre à nous est de soumettre dès le départ ces photographies à un examen minutieux, comme n’importe quelles autres photographies, au lieu de les voir comme une occasion de rechercher l’injustice raciale.

Des photographies telles que celles-ci pourraient attirer l’attention de critiques académiques aux inclinations biaisées en matière d’exploitation raciale ou sexuelle. Elles tendent à susciter des réponses réactionnaires évoquant la discrimination et les motivations racistes à l’origine du comportement socio-psychologique si souvent attribué à l’ère du minstrel. Néanmoins, le blackface était une forme de vaudeville largement associé aux minstrel shows au moins deux décennies avant la guerre de Sécession, et qui a perduré jusqu’au début des années 1960 lors du mouvement pour les droits civiques. Si ces images avaient été plus facilement disponibles aux États-Unis il y a trente ans, le retour de bâton du politiquement correct à leur encontre aurait indubitablement été d’une plus grande ampleur qu’il ne l’est aujourd’hui.

Mais aujourd’hui, c’est en France et non aux États-Unis que ces photographies sont exposées. L’Amérique n’est pas la France, et la France n’est pas l’Amérique, malgré toutes les idées importantes, les valeurs communes ou les querelles qui ont marqué les échanges entre ces deux nations au cours des siècles. D’aucuns pourraient avancer qu’il était impossible de montrer ces photographies aux États-Unis en raison d’un conflit de droits d’auteur, ou parce qu’il était trop embarrassant d’avoir en sa possession autant de photographies de bons chrétiens au visage peint en noir, dans une tentative désespérée d’incarner l’autre. L’histoire de ces images est aussi confuse que complexe, tout aussi complexe que leurs origines psychologiques.

On pourrait également supposer que ces photographies seront perçues différemment en France et aux États-Unis. Là où les Américains soulèveront immédiatement la question raciale, les Français pourront les considérer comme des représentations, c’est-à-dire comme un spectacle ou même une performance, en se demandant d’où peut bien provenir un tel phénomène. Mais les Français savent qu’un tel phénomène est non seulement possible en Amérique, mais qu’il est également inévitable. Ces imitations de Noirs par des Blancs peuvent être vues comme des photos en noir et blanc, mais aussi comme des fenêtres métaphoriques qui capturent une sorte de fixation, un manque lacanien persistant qui continue à couver dans l’inconscient américain. Elles traduisent une réalité extériorisée sous l’apparence d’une fausse opposition. Les Américains, Blancs comme Noirs, sont pris dans le carcan qu’ils ont eux-mêmes créé, leurs propres dissensions internes reposant sur un sentiment primal et dis-tordu d’identité et de faux pouvoir, lequel a par le passé atteint des proportions tragiques.

En 1962, un livre intitulé Dans la peau d’un Noir a été publié à partir des journaux de John Howard Griffin, un musicologue de Mansfield, au Texas. Griffin désirait savoir ce que cela ferait d’être noir dans le Sud ségrégationniste, la moitié méridionale des États-Unis, au milieu du xxe siècle. Il était curieux de découvrir les ignominies auxquelles il serait exposé, et comment il pourrait vivre en tant qu’homme noir dans une société fondée sur des préjugés raciaux. Suivi par son médecin, il a alors commencé à prendre de l’Oxsoralen, un dérivé de méthoxsalen, qui allait modifier la pigmentation de sa peau du blanc vers le noir. Il devait également passer quinze heures par jour sous des lampes à ultraviolets.

Une fois sa peau devenue plus foncée, Griffin a décidé de visiter les différents états ségrégationnistes du Sud en bus Greyhound, en commençant son périple à Dallas. L’un des défis majeurs qu’il devait relever était de trouver des toilettes où il lui serait permis d’aller, car, à présent qu’il était noir, toutes les toilettes publiques ne lui étaient pas accessibles. Il a fait l’expérience de la ségrégation, et subi à maintes reprises des regards de haine, essayant de se faire le plus discret possible et de vivre au sein d’une société hostile à son encontre. Il n’y avait pas de rédemption. Tout n’était que haine, dégoût et colère, et il fallait se contenter des restes de ce que les Blancs possédaient en quantité. Étranger à lui-même – l’autre anonyme – dans les rues de Dallas, d’Atlanta, de Birmingham, de Montgomery, de Jackson et de La Nouvelle-Orléans. Le blackface lui a permis de connaître l’altérité.

Les images de cette exposition intitulée Blackface racontent une autre histoire que celle du roman autobiographique de Griffin, tout d’abord parce que ce sont des photographies, et non un journal intime écrit dans les affres du racisme et de la discrimination encore bien présents à la veille du mouvement pour les droits civiques. Blackface raconte une histoire différente, qui s’enracine au plus profond de la psychologie et de l’esthétique de la population blanche ordinaire qui partage son univers avec les Noirs. Les deux peinent à se trouver un dénominateur commun. De nombreuses photographies témoignent d’un sentiment d’admiration pour la culture noire, notamment la musique. Outre cela, certains pourront y percevoir la peur, la culpabilité, l’intimidation et la haine régressive.

Porter le visage de l’autre est un rituel primitif qui peut permettre de se libérer des émotions primaires. Les photographies de la collection Donat nous transportent du côté obscur de la réalité, au cœur de ce qu’il y a de plus mystérieux en nous, cette part qui cherche à tout prix à savoir qui nous sommes et à éprouver plus profondément notre réalité hallucinatoire, notre délire pathétique. Mais la dimension raciale que revêt l’acte de devenir un autre repousse les limites de ce que nous pouvons saisir tant que nous n’avons pas accepté que la peau n’est rien d’autre que ce qui recouvre l’âme d’une personne, et que, finalement, nous sommes tous semblables.

Robert C. Morgan, écrivain et artiste, a été commissaire de plus de 80 expositions, et a publié des critiques, des catalogues, des essais et des livres traduits dans vingt langues. Il enseigne actuellement à l’École d’arts visuels de New York. Titulaire d’une maîtrise (University of Massachusetts, Amherst) et d’un doctorat (New York University), il est membre de l’Académie européenne des sciences et des arts de Salzbourg depuis 2011. Morgan est rédacteur en chef du bureau d’Asian Art News de New York, et écrit également pour Hyperallergic.com.