Soldats inconnus
D’une guerre, l’autre – un massacre annoncé
En rapprochant des photographies originales prises par les troupes allemandes en 1940 et des documents de propagandes d’entre-deux-guerres (1918-1939), l’exposition SOLDATS INCONNUS examine la construction de la haine raciste qui a conduit à un massacre annoncé.
En mai et juin 1940, lors de la campagne de France, 15 000 tirailleurs sénégalais sont faits prisonniers par l’armée allemande. Considérés comme des sous-hommes, des « bêtes en uniforme », 1 500 à 3 000 d’entre eux sont assassinés. Les soldats allemands ont multiplié les photos souvenirs de ces captifs africains dont le regard trahit la peur. Mais la dignité silencieuse qu’opposent les vaincus aux vainqueurs renverse l’accusation d’animalité prononcée par le nazisme.
Les barbares sont en réalité derrière les appareils, et les hommes devant.
Texte de Jean-Yves Le Naour
En mai et juin 1940, lors de la campagne de France, 15 000 tirailleurs sénégalais sont faits prisonniers par l’armée allemande. Considérés comme des sous-hommes, des « bêtes en uniforme », 10 à 20 % d’entre eux sont assassinés. Séparés de leurs camarades français, mitraillés, pourchassés et abattus comme du gibier, les Noirs sont des trophées exotiques pour les combattants de la Wehrmacht. Ceux qui évitent l’exécution n’échappent pas à la curiosité malsaine du vainqueur. Gorgés de propagande sur leur soi-disant supériorité raciale, les soldats allemands multiplient les photos souvenirs de ces captifs africains dont le regard trahit la peur. Fascinés et goguenards, exhibant fièrement leurs prisonniers, les Allemands obligent parfois les Noirs à danser devant leurs objectifs. Mais la dignité silencieuse qu’opposent les vaincus aux vainqueurs renverse l’accusation d’animalité prononcée par le nazisme. Les barbares sont en réalité derrière les appareils, et les hommes devant.
Si les soldats sont si nombreux à photographier les tirailleurs sénégalais, à se placer joyeusement au milieu d’eux, comme le dompteur au milieu des fauves, c’est aussi parce que les Allemands ont eu peur. Une peur qui ne date pas de 1940 mais remonte à 1914. Durant la Première Guerre mondiale en effet, 130 000 combattants noirs sont incorporés dans l’armée française, terrorisant les Allemands qui n’ont souvent jamais vu d’hommes de couleur et qui partagent massivement la représentation coloniale les décrivant comme des sauvages. On les accuse par exemple d’achever les blessés, de mutiler les morts, de manger les prisonniers, étant entendu qu’ils sont fatalement cannibales. Sur 8 millions de Français mobilisés, les tirailleurs sénégalais ne représentent qu’une part modeste, mais celle-ci est démesurément grandie par la peur qu’ils suscitent. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg n’explique-t-il pas la défaite de 1918 en affirmant que le brave soldat allemand a été submergé par les vagues de soldats noirs ?
La peur éprouvée durant la guerre se poursuit après-guerre, avec l’occupation de la rive gauche du Rhin, que le traité de Versailles fixe pour quinze ans. Sur les 100 000 soldats français envoyés en Allemagne, 20 000 sont des coloniaux, dont 5000 Sénégalais et Malgaches. Leur arrivée dans les bourgades de Rhénanie suscite l’effroi, un sentiment doublé par celui de l’humiliation. Des Blancs gardés par des Noirs ! Commence alors une grande campagne d’opinion qui, sous le nom de « Honte noire », accuse les soldats de couleur de toutes les turpitudes : agressions sexuelles systématiques, diffusion de la syphilis, de la lèpre, du choléra, de la peste, de la malaria mais aussi de la maladie du sommeil ! Cette propagande, très active de 1920 à 1923, qui s’étend au roman, au théâtre et même au cinéma, forge l’image du soldat noir brutal, sanguinaire et dominé par son instinct bestial. Si cette campagne s’apaise en 1924, avec la politique de conciliation franco-allemande menée par Aristide Briand, elle est ranimée sous le IIIe Reich et son obsession de pureté raciale. Les quelques centaines d’enfant nés des unions entre coloniaux et Allemandes sont stérilisés de force, et la France est décrite par Hitler comme un pays métissé et donc abâtardi, tandis que la race aryenne forme le dernier rempart de la civilisation blanche. En 1939 avec la guerre, le souvenir de la « Honte noire » est ranimé. Le 30 mai 1940, Goebbels ordonne : « Il faut montrer […] combien c’était une infamie raciale et culturelle de faire venir des Nègres au bord du Rhin. Il faut dénoncer les Français comme des sadiques négrifiés. » Les massacres de mai et juin 1940 trouvaient là leur origine. Les fils vengeaient les pères de la défaite de 1918, ils se vengeaient de l’humiliation de l’occupation, ils se vengeaient de la « Honte noire ». Des centaines d’hommes noirs allaient payer de leur vie ces délires racistes. De cette histoire, il reste ces photographies de brutes blanches.
La Honte noire
En mai et juin 1940, lors de la campagne de France, 15 000 tirailleurs sénégalais sont faits prisonniers par l’armée allemande. Considérés comme des sous-hommes, des « bêtes en uniforme », 1500 à 3000 d’entre eux sont assassinés. Séparés de leurs camarades français, mitraillés, pourchassés et abattus comme du gibier, les Noirs sont des trophées exotiques pour les combattants de la Wehrmacht. Ceux qui évitent l’exécution n’échappent pas à la curiosité malsaine des vainqueurs qui multiplient les photos souvenirs de ces captifs africains dont le regard trahit la peur. Le mythe de la supériorité raciale des Aryens, porté par le nazisme, n’explique pas à lui seul cette haine à l’égard des soldats noirs. Pour la comprendre, il faut remonter à la guerre de 1914-1918, quand, pour la première fois, les soldats allemands affrontent des tirailleurs sénégalais. Effrayés par ces hommes de couleur, ils les décrivent comme des sauvages, conformément aux préjugés coloniaux, des cannibales qui dévorent les prisonniers, achèvent les blessés et mutilent les morts. Les massacres de 1940 prennent racine en 1914.
Avec l’occupation de la rive gauche du Rhin, édictée par le traité de Versailles, la peur des soldats noirs se combine à l’humiliation. Sur les 100 000 soldats français envoyés en Rhénanie, on compte en effet 5000 combattants de couleur qui scandalisent les Allemands. Les nationalistes profitent de cette émotion pour lancer une grande campagne d’opinion contre la « Honte noire » (Schwarze Schmach), affirmant que les troupes africaines, menées par leur instinct, violent systématiquement les femmes, et diffusent des maladies, de la syphilis à la maladie du sommeil en passant par la peste et le paludisme ! On raconte que des femmes sont retrouvées vidées de leur sang. Malgré les enquêtes impartiales menées par les Britanniques et les Américains, réfutant les accusations allemandes, cette campagne ancre pour longtemps l’image du colonial brutal et bestial.
De la « Honte noire » au complot juif
Très tôt, le parti nazi s’engage dans cette campagne contre la « Honte noire ». Hitler soutient dans Mein Kampf que les Juifs ont poussé les Français à envoyer des Noirs en Rhénanie pour abâtardir le sang pur allemand et l’abaisser au niveau de la France métissée. La Honte noire s’intègre donc pour lui dans un complot franco-juif. Sous le IIIe Reich, les enfants nés des unions entre Allemandes et coloniaux sont stérilisés de force, au nom de la protection de la race. Quant à la France, que l’on dit « négrifiée » et « enjuivée », peuplée de dangereux Rassenmixer (mélangeurs de races) parfois désignés sous le nom de « Nègres blancs », elle est une ennemie de la civilisation. Son universalisme est autant à craindre que ses soldats noirs.
Massacres de 1940
En 1939, avec la guerre, le souvenir de la « Honte noire » est ranimé. Le 30 mai 1940, Goebbels, le ministre de la propagande, ordonne : « Il faut montrer […] combien c’était une infamie raciale et culturelle de faire venir des Nègres au bord du Rhin. Il faut dénoncer les Français comme des sadiques négrifiés. » En massacrant les tirailleurs sénégalais, les soldats allemands se vengent de la peur éprouvée par leurs pères et de l’humiliation de l’occupation. Des centaines d’hommes noirs vont payer de leur vie ces délires racistes. Pour exemple, à Chasselay (Rhône), plusieurs dizaines de tirailleurs sont exécutés et leurs corps ensuite écrasés par les blindés. Pour les Nazis, ils n’étaient pas tout à fait des hommes. Mais la dignité silencieuse qu’opposent les vaincus renverse l’accusation d’animalité. Les barbares sont derrière les appareils et les hommes devant. De cette histoire tragique, il reste ces clichés. Les soldats qui les prenaient en étaient fiers, aujourd’hui leurs enfants en ont honte. Une « honte blanche » qui nous rappelle que, si le sang des hommes coule rouge, la barbarie, elle, n’a pas de couleur.